Prix du scénario à Cannes cette année, le nouveau film de Céline Sciamma nous emporte dans un drame historique sur fond de mer et d’amour. (bannière : © MK2 Mile End)
À la fin du XVIIIe siècle, Marianne est peintre dans une France qui commence à reconnaître la légitimité d’une femme à exercer ce métier. Elle part en Bretagne, engagée par une comtesse pour peindre sa fille, Héloïse, fraîchement sortie du couvent en vue d’un mariage. Celle-ci refuse de poser pour le portrait, opposée au destin qui l’attend. Marianne doit se faire passer pour une compagne de sortie pour l’observer et la peindre à son insu. La naissance d’un amour remarquablement mis en scène par la réalisatrice, qui signe encore une fois une œuvre subtile, passionnelle et universelle.
Convoquer un art pictural, un défi cinématographique réussi chez Sciamma
Quoi de plus similaire qu’un peintre et un réalisateur ? Du choix du cadre à celui de la lumière en passant par le positionnement du regard de leur modèle… Capturer l’image, que ce soit à l’aide d’un pinceau ou d’une caméra, ne se fait pas au hasard. Et le créateur d’images filmiques a, depuis longtemps, trouvé chez le peintre une résonnance artistique forte. Preuve s’il en est, le nombre important de biopics sur ces artistes, plus conséquent que tous les autres biopics sur des artistes. Une résonnance évidente qui ne facilite pas pour autant le travail du médium cinématographique, qui se retrouve à devoir mettre en scène un art dépourvu de son et de mouvement. Si la peinture est un art souvent convoqué au cinéma, l’acte de création pictural se fait lui bien plus rare.
Chez Sciamma, c’est cet acte même qui est placé au cœur non seulement du film, mais de l’intrigue, faisant de la création du portrait d’Héloïse le commencement du parcours initiatique de Marianne et l’inscrivant comme élément de tension principal : parviendra-t-elle finalement à peindre cette jeune fille qui refuse de poser, à tel point qu’elle fuit même l’image cinématographique ; peut-on représenter l’irreprésentable ?

Un certain regard
« Le regard des hommes à très longtemps été associé à un regard neutre » remarque Adèle Haenel lors d’une interview donnée pour France Inter. Le cinéma de Céline Sciamma est un cinéma féminin qui ne se cherche pas d’excuses, parce qu’il n’en a pas besoin, parce que chez elles les femmes sont là, elles existent et agissent, et, dans son dernier film peut être encore d’avantage que dans ses précédents, elles perçoivent le monde, et les autres. Faire le choix d’un casting presque entièrement féminin, c’est non seulement rare dans le paysage cinématographique français, mais c’est aussi une manière de normaliser le regard de la femme sur son environnement. La femme devient sujet, et non plus uniquement objet de perception. Même la convocation des arts se fait principalement à travers la perception féminine. Ainsi, les créations masculines se transforment sous la perception des deux protagonistes, et nous assistons à une véritable réappropriation d’œuvres masculines. Ainsi, par exemple, le mythe d’Orphée est revisité par les deux amantes pour résonner avec leur histoire.
L’art de la passion
Lorsque la mise en scène et le récit fonctionnent ensembles, alors les images parlent, et c’est finalement là que tout le génie de l’équipe du film se montre. Il serait difficile de ne pas évoquer le travail du son, tant il est essentiel à la création du monde qui se joue à l’écran. Le feu, omniprésent, est utilisé de toutes les manières possibles. On joue avec, il nourrit, il réchauffe, guérit même parfois et apporte la lumière dont a besoin la peintre autant que la réalisatrice qui n’hésite pas à s’en servir entièrement. Quand il n’est pas là, on l’entend, toujours présent, on vit grâce à lui, dans cette maison de Bretagne en pierre en proie au vent et au froid. Il va même jusqu’à remplacer la jeune fille lorsqu’elle n’est pas là ; elle est d’ailleurs plus souvent convoquée que représentée, et c’est toujours à travers Marianne que nous la percevons, seulement lorsqu’elle le consent. En cela, le film utilise bon nombre de symboles, qui apportent toujours quelque chose à l’histoire, ne sont pas gratuits ; même lorsqu’ils pourraient être de trop, l’agacement/essoufflement du procédé est évincé par la subtilité constante des deux personnages et de l’interprétation de leurs comédiennes.

En quoi ce film est important ? Parce qu’il questionne la perception de soi et celle de l’autre sans essayer d’apporter une réponse fixée. Parce qu’il parle de l’acte de création, de même que son propre médium et de ses outils, sans jamais les citer. Parce qu’il est bon de se rappeler qu’il est encore possible, tout simplement, d’inventer une histoire et d’en imaginer son univers : Et si dans une maison en Bretagne, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, deux femmes s’étaient aimées, que cela dit-il de nous aujourd’hui ? Le portrait de la jeune fille en feu semble être la réponse de Céline Sciamma à cette question, et cela est plus que convainquant.
Article rédigé par Ambre Bouillot