Le nouveau film haut en couleurs de Damien Chazelle était pour le moins très attendu. S’annonçant déjà comme un des succès de 2023 au box-office français (plus d’un million d’entrées en trois semaines) malgré sa durée impressionnante (plus de trois heures), on revient sur cet étrange objet cinématographique.
L’âge d’or du cinéma muet est une fresque fantasque aux deux visages : celui d’un temps révolu, et celui de l’essor industriel d’un art. Cette époque aura inspiré bon nombre de cinéastes à travers l’histoire, chacun tentant d’en restituer un segment spécifique. Certains réalisateurs contemporains, comme David Fincher, ont cherché avec Mank à se concentrer sur des personnages spécifiques, ici avec Mankievitz sur Citizen Kane, afin de concilier biopic et fresque historique. D’autres, comme Damien Chazelle, ont préféré effectuer un gigantesque exercice de style synthétisant tout le faste et l’opulence d’une période phare : l’âge d’or du cinéma muet, ainsi que son lent déclin causé par l’arrivée du son.

On suit donc deux personnages, allégorisant tout un pan de l’industrie à eux seuls : le jeune Manuel, désireux de faire partie de l’édifice hollywoodien, et la jeune Nellie, désireuse de devenir actrice. Chazelle, dans une envie d’élever ses ambitions scénaristiques et visuelles après le formel biopic First Man, monte cette fois la barre si haut que le public ne sera sûrement pas prêt à un tel déluge de luxure et d’énergie euphorisante. Et pourtant, c’est en portant son regard au cœur de ces moments de joie intenses qu’il saisit toute l’essence démiurgique qui habite ces concepteurs de mondes. Ces dieux de l’ennui, désireux de festoyer sans fin, sont dévoilés au cœur d’un rassemblement festif dans une villa où l’alcool et le jazz coulent à flot. C’est dans cette demeure emplie de musique et de drogue que Chazelle nous introduit, en une poignée de minutes, au microcosme hollywoodien : quelques hommes et femmes, rois et reines d’un monde, entourés de leurs sujets. Cette illustration des vices par le prisme des soirées n’est cependant que la première partie de la fresque démente que Chazelle construit avec minutie, au travers de somptueux plans séquences.
Ce cheminement historique est ainsi l’occasion pour le réalisateur de concilier ses deux amours : le jazz et le cinéma. Loin d’être un simple habillage, la bande son, composée par Justin Hurwitz, s’empare des personnages et les embarque dans une frénésie bacchique éternelle. Il s’attaque ensuite aux rouages de la machine, à savoir des tournages au budget pharaonique, où les figurants ne sont bons qu’à être des outils jetables, et où les jeunes acteurs et actrices ne sont que du carburant pour nourrir le rêve américain. Pris dans les engrenages de cette colossale entreprise, nos deux protagonistes effectuent une pénible montée afin d’atteindre leur idéal respectif.

Malheureusement, la chute du muet est inévitable, et si elle est d’abord annoncée de manière presque anodine au détour d’une conversation aux toilettes, elle devient vite l’axe principal de la deuxième partie du métrage. Finies alors les musiques énergiques, les soirées sans fin, le luxe et les vices : le son s’empare des créations de nos démiurges, les laissant seuls face à deux choix. Remonter le courant et prendre le train en marche. Ou rester sur le quai et s’enliser. Nos deux protagonistes n’étant pas les seuls figures allégoriques de l’industrie, on y retrouve aussi celle de l’acteur sur le déclin, incarnée par Brad Pitt, soumise aux mœurs et aux goûts changeants des spectateurs. Cette soumission plus ou moins volontaire, nous y assistons par le biais de séquences mythiques avec Margot Robbie, qui se révèle être la révélation du film, tant son jeu d’actrice est hors normes. Ces séquences nous révèlent le son sous un angle différent : révolution technique, certes, mais le tournage d’un film se voit désormais bardé de contraintes complexes à comprendre.
C’est donc à la fin d’une ère que nous assistons : les héros d’un temps deviennent des reliques du passé, les actrices se plient à des carcans bourgeois pour garder bonne figure… En clair, Hollywood évolue, mais cela ne veut pas dire que tout le monde est convié au voyage. Les désillusions sont nombreuses, la face sombre de cette époque est dévoilée… la fête est terminée.
Avec Babylon, Damien Chazelle délivre sa lettre d’amour la plus passionnée et ambitieuse au cinéma, avec une séquence finale d’anthologie qui restera, tels les films, gravée dans le marbre.
Babylon, de Damien Chazelle. Avec Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva… (3h09). Actuellement au cinéma.
MORGAN CHARLES