Au cinéma, Kinuyo Tanaka rend la poésie éternelle

Maternité éternelle, de Kinuyo Tanaka (1909-1977) est un film japonais sorti en 1955 qui s’inspire de la vie de la poétesse Fumiko Nakajo (1922-1954), figure importante de l’art du tanka japonais, de brèves poésies ancêtres du haïku.

Tanaka est une réalisatrice qui a marqué l’histoire du cinéma et qui pourtant reste peu connue. Dès ses quatorze ans, elle commence le cinéma et devient rapidement une actrice vedette du cinéma japonais muet puis parlant. Elle joue pour les grands réalisateurs de l’époque comme Ozu ou Mizoguchi, ce qui lui confère une renommée internationale dans les années cinquante. Elle remporte même l’Ours d’argent de la meilleure actrice, à la Berlinale de 1975 pour son dernier film, Sandakan N° 8, de Kei Kumai.

Yumeji Tsukioka dans Maternité éternelle

C’est au début des années cinquante – elle réalise son premier long-métrage en 1953 – qu’elle décide de passer derrière la caméra déclarant que maintenant que les femmes ont le droit de vote (droit gagné en 1946), que certaines sont même élues au parlement, il était temps qu’il y ait aussi des femmes réalisatrices ! Elle réalise alors six films entre 1953 et 1962, des films qui mettent toujours en avant des personnages féminins et abordent de grands sujets comme les conséquences de la guerre, la vie des prostituées en réinsertion ou encore les combats de religions. Son talent et sa visibilité d’actrice lui permettent de se faire une place plus facilement et de travailler avec des grands studios, ainsi Kinuyo Tanaka devient la seule femme réalisatrice active et commerciale pendant l’âge d’or du cinéma japonais des années cinquante.

Dans Maternité éternelle, son troisième long-métrage, Tanaka retrace une partie de l’histoire de la poétesse Fumiko Nakajo en adaptant le livre-témoignage de son dernier amant, Akira Wakatsuki, Les Seins Eternels, ce qui est d’ailleurs le titre original du film japonais, modifié pour l’exportation internationale. Kinuyo Tanaka et sa scénariste Sumie Tanaka – pas de lien de parenté entre elles – transforment le nom de leur héroïne en Fumiko Shimojō, s’offrant la liberté de modifier et simplifier la vie tumultueuse de la poétesse. Fumiko Shimojō est mariée, a deux enfants, son mari nourrit des relations adultères et la considère sans amour ou même respect, ce qui la mène à divorcer. Elle ne trouve qu’un peu de joie et de liberté dans le club de poésie qu’elle fréquente avec son ami Hori dont elle est secrètement amoureuse. Ce dernier, gravement malade meurt et Fumiko découvre bientôt qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Elle subit une mastectomie qui donnera le nom à son premier recueil de poèmes, Perte des seins. Mais le cancer reste et elle finit par attendre la mort à l’hôpital, écrivant les poèmes qui constitueront un ouvrage posthume publié grâce au journaliste Otsuki (inspiré d’Akira Wakatsuki) qui la rencontre à la fin de cette vie trop courte et devient un amant sincère mais éphémère par la force des choses.

Dès son premier recueil, elle rencontre le succès. Pourtant, ses poèmes étaient peu appréciés dans son club de poésie, jugés hyperboliques et dans l’exagération dramatique de son mariage. Ce dont se défend la jeune femme, expliquant que ses poèmes contiennent sûrement de l’emphase mais qu’elle ne cherche qu’à exprimer la réalité des expériences et des sentiments qu’elle ressent en tant que femme. C’est aussi sur cette corde qu’avance Tanaka : Maternité éternelle est un mélodrame qui, s’il faisait un pas de côté, tomberait dans l’emphase dramatique. Pourtant quand on voit la violence de ce qui arrive à cette femme, l’enchaînement des évènements tragiques qui composent sa vie, sa douleur, sa force et sa sensibilité exacerbée par la connaissance d’une mort proche, comment ne pas ressentir cette emphase comme le partage d’une mise à nue ? Comme l’expression dans la mise en scène du ressenti sincère de Fumiko ?

Maternité éternelle, de Kinuyo Tanaka

Les quelques fois où je me suis demandée si le mélodrame ne prenait pas trop de place, le visage de l’actrice me saisissait. L’expression de ses yeux accentuée par la mise en scène d’une grande pureté : un regard caméra dans un plan rapproché sur le visage de l’actrice, un plan fixe prenant le temps de saisir l’âme du personnage à travers ces délicats mouvements du corps : le tremblement infime de la lèvre, une larme qui apparaît au coin de l’œil, la main qui se crispe… J’avais l’impression qu’elle était là, devant moi, et qu’elle me parlait avec ses yeux qui grâce au regard caméra interpellaient directement les miens. Dans tous ces moments là, après avoir, une fraction de seconde, interrogé le mélodrame je ne pouvais m’empêcher de me dire « Oui, mais si c’était toi à sa place ? Ou une proche à toi ? ». Le film nous lie si fortement au personnage, grâce à sa mise en scène, que cette emphase d’émotions qui déborde de l’écran nous arrive comme l’expression sincère et juste des expériences que traverse Fumiko.

L’actrice Yumeji Tsukioka est à saluer tant son jeu sublime le personnage : la délicatesse lente de ses gestes, l’espièglerie de son sourire et ses regards restent gravés dans la mémoire. Elle incarne à merveille cette héroïne tragique qui se bat jusqu’au bout contre son destin et pour sa liberté et son désir.

Ces thématiques révèlent bien l’incroyable modernité de Tanaka qui bouscule un héritage patriarcal en filmant son héroïne divorcée, émancipée, active dans ses amours et désirs sensuels et indépendante grâce à son écriture. De plus, Tanaka s’empare des sujets tabous à l’époque – et encore aujourd’hui l’audace de certaines images nous surprend ! – et les filme frontalement. Ainsi, nous voyons l’opération de Fumiko, nous voyons ses prothèses mammaires en gros plan nous interdisant crument d’oublier la maladie, et la mort est affrontée de face dans les mots, les gestes, les images. Cette frontalité amène une absence de distance avec l’expression des sentiments de Fumiko et permet aux spectateurs et spectatrices de ressentir l’expérience du personnage dans leur propre corps. Nous retrouvons dans la réalisation inventive et audacieuse de Tanaka comme un miroir de l’écriture poétique de Nakajo, délicate, vive, sensuelle, d’une apparente simplicité pourtant travaillée au millimètre près.

Kinuyo Tanaka dans Le Fardeau de la vie, Gosho, 1935

Les images de Tanaka sont d’une grande poésie, je prendrais pour exemple la plus remarquable : l’unique nuit que passe Fumiko avec Otsuki. Le journaliste dort sur un matelas au pied du lit d’hôpital, la poétesse se lève, vient le rejoindre, et l’enlace. Tanaka filme ce passage dans une totale contre-plongée comme à travers le sol. Otsuki allongé sur ce sol est donc de dos, sa silhouette parfaitement noire, Fumiko elle, pas encore allongée est visible, elle semble alors embrasser la mort figurée par ce corps composé d’ombre. Elle accepte la mort prochaine, n’en a pas peur et l’embrasse avec cette fougue qui caractérise ce personnage mourant qui est pourtant un concentré de vie.

Grâce à son film aux images inoubliables dans leur maîtrise, leur beauté, leur force et leur poésie, Tanaka redonne vie à une grande poétesse et plus encore, la rend éternelle dans les esprits de celles et ceux qui ont la chance de rencontrer ce film.

LILI GIRARDIN