Dans ce roman, publié en 2018, Laurent Gaudé nous plonge dans le clair-obscur des guerres qui balafrent les visages du monde. Il tire un à un les fils de la défaite qui tissent nos coeurs et nos destins à travers un récit multiple, chatoyant et envoûtant. Laissez-vous embarquer dans cette épopée orageuse, traversée d’éclairs poétiques. Les librairies sont encore ouvertes, profitons-en ! (Bannière : © Puspaism)
Fil rouge
Zurich. Assem Graïeb, agent secret, rencontre Mariam, archéologue irakienne. Une seule nuit d’amour qui fait naître en eux quelque chose de nouveau. Chacun repart de son côté : l’un pour une dernière mission qui vient remettre en question des années de service auprès des renseignements ; l’autre pour une bataille acharnée contre la disparition des sites archéologiques dans les conflits qui défigurent le Moyen-Orient. Tous les deux, tiraillés et attirés, engagés et meurtris, dans les entrailles culturelles et géopolitiques de la Méditerranée. Une traversée émotionnelle, psychologique, politique, historique, intrinsèquement humaine. Deux chercheurs tourmentés par les guerres, la folie des autres, leurs propres fantômes, le sens de la vie qui s’effiloche face à « l’Histoire avec sa grande hache » – pour reprendre les mots de Georges Perec. L’aventure factuelle et intérieure des personnages est passionnante : nous les suivons, fascinés et intrigués, dans les méandres de la pensée et du coeur humain.

Entremêlements
Les fils de la narration s’entremêlent et se croisent pour tisser une histoire bien plus vaste que celle d’Assem et Mariam. On suit l’épopée du Général Grant qui écrase les confédérés lors de la guerre de Sécession aux Etats-Unis. On avance dans les pas des éléphants d’Hannibal victorieux puis massacrés. On est aux côtés de Hailé Sélassié, empereur d’Ethiopie, quand il tente de faire face à l’envahisseur fasciste, malgré tout. On s’assoit avec Job, agent de renseignement désabusé, qui a mené le raid final contre Ben Laden. Autant de fils que l’auteur tire, mêle, tricote, avec brio. Sans nous perdre, il nous fait suivre plusieurs histoires à la fois. Chacune à son rythme, toutes découpées avec soin pour nous faire passer de l’une à l’autre, pour y revenir, et repartir à nouveau au fil des siècles. Autant d’histoires qui nous racontent une seule chose : la défaite. La défaite dans la victoire, la défaite de l’opprimé.e, celle de l’oppresseur, la défaite du coeur, de l’esprit, celle du corps aussi. La défaite de la raison, de l’art, de l’amour, celle de l’humanité. La défaite et ses sursauts d’espoir, cette manière d’honorer malgré tout la beauté du geste. Ces défaites chatoyantes, complexes, se font échos et nous plongent au coeur de la question, au carrefour de l’horreur et du sublime. Lire ce roman, c’est avancer, page après page, dans la petite et la grande Histoire, au creux d’une multitude de destins troubles où se mêlent victoires et échecs, passions et amertumes.

Sur le fil
Laurent Gaudé nous fait entendre le battement de notre propre coeur avec son écriture poétique et puissante, entraînante et profonde. On plonge et on oublie le reste : une lecture comme on les aime. C’est bien une sorte d’Illiade et d’Odyssée qu’il nous fait parcourir. Le vent en poupe, la victoire à portée de main, l’éclat des résistances et des batailles, et puis le retour mélancolique, désespéré, qui suit immanquablement. Le moment de basculement qui nous fait passer du côté des vaincu.e.s, qui rend la perte insoutenable et la gloire amère. Et pourtant, au-delà du désespoir, il y a des lumières. Des lumières qu’il faut apprendre à voir, à suivre, à entretenir avec ténacité et ardeur. Quelques citations pour vous mettre l’eau à la bouche…
Dès la première phrase, on arrive à bout de souffle, immédiatement à l’épicentre :
« Tout ce qui se dépose en nous, année après année, sans que l’on s’en aperçoive : des visages qu’on pensait oubliés, des sensations, des idées que l’on était sûr d’avoir fixées durablement, puis qui disparaissent, reviennent, disparaissent à nouveau, signe qu’au-delà de la conscience quelque chose vit en nous qui échappe mais nous transforme, tout ce qui bouge là, avance obscurément, année après année, souterrainement, jusqu’à remonter un jour et nous saisir d’effroi presque, parce qu’il devient évident que le temps a passé et qu’on ne sait pas s’il sera possible de vivre avec tous ces mots, toutes ces scènes vécues, éprouvées, qui finissent par vous charger comme on le dirait d’un navire. «
Laurent Gaudé
» Que reste-il de tout cela ? Des fortifications, des temples, des vases et des statues qui nous regardent en silence. Chaque époque a connu ses convulsions. Ce qui reste, c’est ce qu’elle cherche, elle. Non plus les vies, les destins singuliers, mais ce que l’homme offre au temps, la part de lui qu’il veut sauver du désastre, la part sur laquelle la défaite n’a pas de prise, le geste d’éternité. Aujourd’hui, c’est cette part que les hommes en noir menacent. «
Laurent Gaudé
» Le sang coulera à nouveau. Des merveilles venues des temps anciens seront détruites, vendues au marché noir, des hommes et des femmes assassinés, mais il n’y a pas de défaite possible. Car cela voudrait dire accepter de n’être plus ce que nous sommes, cela voudrait dire désapprendre à vivre. Nous avons lu de la poésie depuis trop longtemps, nous avons admiré des mosaïques depuis trop longtemps, il ne peut y avoir de renoncement. D’Alexandrie à Bagdad. De Tunis à Palmyre, elle va poursuivre jusqu’à l’épuisement mais n’importe puisqu’il ne peut y avoir de défaite. »
Laurent Gaudé
» Carthage, glorieuse d’avoir vaincu l’oubli malgré les cendres, écoutez nos défaites, ils le disent ensemble, avec une sorte de douceur et de volupté, écoutez nos défaites, nous n’étions que des hommes, il ne saurait y avoir de victoire, le désir, juste, jusqu’à l’engloutissement, le désir et la douceur du vent chaud sur la peau. »
Laurent Gaudé

Article rédigé par Elisabeth Coumel.