On vous recommande la lecture de L’invention des corps de Pierre Ducrozet, récompensé par le Prix de Flore 2017 – et on comprend pourquoi ! Le roman joue sur les frontières entre Mexique et États-Unis, mort et immortalité, transhumanisme capitaliste et utopie d’un internet libre, révolte et soumission, cellules-souches et peau, amour et perte… Un livre comme on les aime : on plonge, on explore, on manque d’oxygène, on s’emballe, on s’indigne et puis on sort la tête de l’eau – pas fondamentalement différent.e, mais plus tout à fait les mêmes. (bannière : l’Homme de Vitruve par Léonard de Vinci)
« Nous vaincrons la mort »
Septembre 2014, quarante-trois étudiant.e.s mexicain.e.s disparaissent, enlevé.e.s et assassiné.e.s par la police. Au milieu du carnage, un corps se relève et prend la fuite. C’est Alvaro, jeune professeur d’informatique, traqué car il sait, poursuivi car il aurait dû lui aussi ne pas en sortir vivant. Il prend la tangente et suit son instinct qui le mène droit vers la frontière étasunienne. Il trimballe son corps comme une carcasse, il erre comme un mort-vivant. Il ne ressent plus rien, hanté par les images du massacre, mû par la nécessité d’avancer inlassablement. Arrivé à Los Angeles, il devient le cobaye des innovations transhumanistes de Parker. Le roman fait halte un instant dans cette ville où des milliardaires tentent d’accéder à l’immortalité par la technologie. En mêlant la fiction à des recherches très documentées sur la question, Pierre Ducrozet nous introduit au monde de la Silicon Valley avec brio. Des essais de cryogénisation aux réflexions sur la mort et l’immortalité, nous sommes immergés dans les problématiques contemporaines – et éternelles : c’est quoi être vivant ?
« Notre monde sera partout et nulle part »
Le roman tisse des liens, explique, avance, pense, nous embarque. On fuit des GAFAM jusqu’aux hackers d’Anonymous ; en passant par la biologie, le scandale des 43 desaparecidos, le transhumanisme ; halte dans les camps de concentration, les roads trips hippies, la création d’Internet ; traversée des histoires d’amour, des engueulades familiales, des rêves et des ambitions ; vite on cavale. Page après page, tenu.e.s par le suspens et la curiosité, l’imagination en éveil, les yeux courant le long des lignes et l’esprit naviguant sur les toiles composées par l’écrivain. Le roman fonctionne comme Internet, établissant des liens, faisant apparaître des recherches au milieu de l’action, entrelaçant le présent et les souvenirs, la poésie et l’explication scientifique. L’écriture est nerveuse, simple, brute, charnelle. La structure est complexe, en arborescence, en patchwork. L’expérience est passionnante. Au-delà des thèmes abordés qui rejoignent les enjeux de notre temps, Pierre Ducrozet propose une forme littéraire contemporaine qui semble couler de source tant elle est adaptée à notre mode d’être au monde.
« Si j’écrivais un roman (Dieu m’en garde, j’ai des choses plus importantes à faire), je le construirais ainsi, en rhizome, en archipel, figures libres, interconnexions hypertextes, car ça devrait être le fondement du récit contemporain. C’est une époque merveilleuse, vous savez : notre être peut se développer comme un réseau qu’il a devant lui, en arbre, en végétal, en pente ou en fontaine. Nous pouvons devenir sauvages, croître, devenir multiples, innombrables. Internet n’est pas une interface, c’est notre désir réalisé d’être autre, ce sont nos lignes de fuites incarnées. »

« Sous la peau et dans les cables »
Cet entremêlement de flux, de données, d’histoires fait se croiser cinq personnages. Cinq destins où corps de chair et code informatique cohabitent et se déforment l’un l’autre. Lin, jeune prodige du codage, s’émancipe des frontières du genre pour définir son identité, comme un monde qui se réinvente tous les jours en ligne, explorant les multiples, créant de nouveaux flux et de nouvelles possibilités. Werner, chantre d’un internet hippie fidèle à son origine, milite pour l’utopie optimiste d’une démocratie renouvelée, d’une circulation des savoirs et des cultures, d’un espace libéré des injonctions capitalistes. Adèle, jeune biologiste française, explore les cellules-souches, y contemple un monde caché et merveilleux, découvre la possibilité d’un retour à la surface de sa propre peau. Parker rêve d’un corps lisse et immortel, d’un monde parfait et transparent sous le pouvoir de la science. Alvaro, dépossédé de lui-même par le massacre d’Iguala et par les expérimentations dont il est l’objet, doit reconquérir son corps et ses sensations afin d’être vivant pour de bon. Corps blessés, corps sales, corps indéterminés, corps sans faille, corps chargés d’histoires, corps vierges, corps déconnectés, corps transformés. L’enjeu de tou.te.s – de nous tou.te.s – est bien dans ce rapport à notre corps. Lieu de nos faiblesses et de nos désirs, espace de vie et de mort, de rage et de joie, d’expériences, d’innovations et de rituels. Corps seul, corps à corps, corps entassés dans la foule et la fosse, corps fascinés par l’écran, corps reliés, corps aimés, corps étrangers. Flux sanguin et flux internet, connexions et neurones, cellules-souches et réseaux. C’est dans cette matière charnelle et technologique que l’auteur nous invite à plonger pour explorer ce dont nous sommes capables, pour interroger nos possibilités, pour trouver ce qui fait de nous des corps vivants.
C’est complexe sans être hermétique, chatoyant et brutal, c’est intime et universel : c’est tout ce qu’il nous faut !
Retrouvez L’Invention des Corps de Pierre Ducrozet aux Éditions Actes Sud
Article rédigé par Elisabeth Coumel