« Quand je serai grand, je serai une fille », affirme Sasha, née garçon, à l’âge de trois ans. « Mais enfin non, Sasha, tu es un garçon ! Tu ne seras jamais une fille ! », lui répond d’abord sa mère, avant de comprendre son erreur en voyant Sasha fondre en larmes, complètement brisée. Il s’agit ensuite de comprendre, de s’éduquer. Et puis de se battre. C’est ce combat contre l’intolérance, l’incompréhension, et le rejet, que nous dépeint Sébastien Lifshitz à travers son sublime et essentiel documentaire Petite Fille, actuellement disponible sur le site d’Arte. (Bannière : © Arte France)

Comprendre
Nord de la France. Sasha, sept ans, est seule dans sa chambre. Des voix lointaines résonnent depuis le salon. Elle enfile une robe à paillette, essaye tour à tour serre-têtes, bandeaux, et autres chapeaux. Se regarde, seule, dans son miroir. Dans cet espace intime, elle est libre d’enfiler ce qui lui plait. Loin du regard des autres. Ici, Sasha ne joue pas simplement à « être comme maman ». Elle ne joue pas à « se déguiser ». Non, ici, Sasha expérimente son identité de genre. Car si Sasha est née avec les attributs du genre masculin, elle ne se sent pas garçon. Ou plutôt, « ce n’est pas que Sasha ne se sent pas garçon, c’est que Sasha est une petite fille », comme l’explique Karine, sa mère, au médecin de famille. « C’est quelque chose qui revient régulièrement ? », lui demande-t-il. « Ce n’est pas que ça revient, c’est que ça ne part pas. C’est que Sasha EST une fille. », lui répond-elle. Si le médecin généraliste avoue ne pas pouvoir lui être utile — il continuera d’ailleurs d’utiliser le pronom il pour parler de Sasha — il la redirige vers une pédopsychiatre spécialiste, à Paris. Celle-ci pose enfin un mot sur la situation de Sasha : la dysphorie de genre. Au delà de poser un diagnostic, poser un tel mot sur cette situation, c’est permettre de comprendre. De se renseigner. De s’éduquer. C’est se confronter à d’autres cas, à d’autres familles dans la même situation. C’est faire un premier pas vers des réponses. Non, Sasha n’est pas un garçon. Non, ce n’est pas parce qu’on naît assigné.e à un genre, qu’on s’identifie nécessairement à ce même genre. Non, cela n’a rien à voir avec l’éducation parentale, ou l’entourage. « C’est comme ça », affirme simplement la pédopsychiatre dans un sourire. Aucune cause scientifique ne peut à ce jour expliquer la dysphorie de genre. Lifshitz va même plus loin encore, en montrant que l’identité de genre, ce n’est pas fixe. « Il n’y a rien d’irréversible. Si Sasha veut vivre en tant que fille pendant dix ans, elle vit en tant que fille pendant dix ans, point barre. Mais un jour elle peut changer d’avis. », déclare Karine au détour d’une conversation avec son conjoint.

Faire face à autrui
Au-delà de suivre Sasha dans sa propre transidentité — qui semble finalement pour elle, être tout ce qu’il y a de plus simple —, le film de Lifshitz nous plonge dans l’environnement dans lequel une petite fille de sept ans évolue. La maison, la famille, l’école, les camarades de classe, les cours de danse. Entourée de deux frères et d’une soeur pour qui la question du genre de Sasha ne se pose même pas, la petite fille évolue dans un monde paradoxal où le fossé entre sa famille et son quotidien à l’école ou à la danse la pousse à se demander « à quoi ça sert, de lutter ? ». À quoi ça sert de lutter, à sept ans, pour avoir le droit d’être soi ? Alors sa mère se bat pour elle, avec elle. Le film nous dépeint un portrait touchant d’une mère, ou plutôt d’une tigresse, se battant pour que son enfant trouve sa place dans la jungle. Elle se bat, en déconstruisant son propre regard sur les questions de genre, transformant sa gêne à acheter des vêtements dits « de fille » avec Sasha, en plaisir de voir le bonheur dans les yeux de son enfant lorsqu’elle essaye une robe pour la première fois. Elle se bat, contre un corps enseignant qui ne cesse de mégenrer Sasha, contre un directeur d’école qui fait la sourde oreille en attendant sagement que Sasha « rentre dans le droit chemin ». Elle se bat, contre ceux.celles qui détournent le regard, qui font semblant, qui ferment la porte pour ne pas voir. Contre un monde qui, lorsqu’il ne comprend pas, met à l’écart. Elle se bat enfin, contre ses propres peurs, celles de voir son enfant souffrir. Car dans les yeux emplis de larmes de Sasha lorsque la pédopsychiatre évoque son quotidien à l’école, il y a là toute la souffrance du monde, la souffrance de ceux.celles qui sont, ou se sentent « différent.e.s ».

S’épanouir
La force du film réside en le fait qu’il ne fait pas que pointer du doigt l’intolérance et l’incompréhension de certain.e.s face à la différence : le film montre que la différence peut être une force. Que si sortir de la « norme » nous rapproche un peu plus de notre identité, alors cela vaut le coup de se battre. Que oui, ça sert à quelque chose, de lutter. Lifshitz ne filme pas que les obstacles, les difficultés. Il filme aussi les victoires, les pas en avant : il n’y a pas de petite victoire, dans la lutte pour être soi. Enfin oser montrer sa chambre à une copine, pouvoir s’habiller comme bon nous semble, danser librement, être nommé.e comme on le souhaite, être considéré.e comme un égal. S’épanouir. « Ça veut dire quoi ? » demande Sasha chez la pédopsychiatre, un an après le premier rendez-vous. « S’épanouir, c’est être comme une fleur qui éclôt » lui répond Karine dans un sourire. Petite fille peint avec pudeur et tendresse le portrait d’une fleur dont chacune des victoires permet peu à peu l’éclosion. Le film vous sera peut-être éprouvant, car lorsqu’une enfant de huit ans affirme « je suis une fille, c’est tout », cela parait finalement si simple, si évident, qu’à notre tour on ne peut comprendre l’aversion d’autrui. Mais il est l’un de ces films nécessaires qui permet de faire un pas de plus vers la tolérance.
Petite fille, un documentaire de Sébastien Lifshitz, disponible jusqu’au 30 janvier 2021 sur arte.tv ou sur la chaîne YouTube d’Arte.
Article rédigé par Manon Ruffel.