Alors que les librairies ont été fermées, comme tous les lieux culturels, et que nous sommes contraint.e.s de nous contenter des biens essentiels – entendez les pâtes et le papier toilette – voici une réflexion enflammée pour trouver des échappées, malgré tout.
(Illustrations mise en avant dans l’article : mini-série « Le livre, ce bien essentiel » © Dans les yeux du CouCou)
« Qui peut prétendre que le beurre de cacahuète est un achat d’une plus haute nécessité que la poésie chinoise ? » – Sylvain Tesson
Qui décide de ce qui est utile ou inutile ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Pourquoi ferme-t-on des cinémas ou des théâtres – lieux où pas un seul cluster ne s’est déclaré – quand on entasse des gens dans les transports ? Quitte à prendre le métro, autant que ce soit pour aller partager quelque chose d’émouvant, de fort, de beau – quelque chose qui nous fasse nous sentir un peu proche les un.e.s des autres malgré les sièges vides nous séparant. Pourquoi on empêche une poignée de personnes de flâner dans une librairie en cherchant un petit roman léger ou un essai engagé, tout en permettant à une masse compacte et agitée de se jeter sur le rayon chocolat de Noël en promotion dans un supermarché bondé ? Quand on sait que le sucre génère du cortisol et de l’insuline – responsables du stress et de la fatigue – là où la lecture apaise, on se demande bien ce qui est essentiel. C’est sûr, ça aurait eu de l’allure un pays avec une attestation dérogatoire pour aller au théâtre, au musée, au cinéma, en librairie ! Enfin, inutile de dire et de redire que la lecture est vitale, qu’elle nous donne des armes pour penser, des outils pour comprendre, du rêve dans les mauvais jours, de l’évasion pour les confiné.e.s. Inutile de décrire les hauts-le-cœur qui nous prennent en voyant des rayons de livres ceinturés de rubalise « Interdit à la vente« , pas besoin de parler du Click and collect qui sauve à peine la façade. Bref, tout ça me donne affreusement envie de me gaver de beurre de cacahuète. C’est pourquoi j’arrête ici la liste déprimante de ce que nous savons tou.te.s déjà, pour chercher une échappée joyeuse au milieu du brouhaha.

« Fahrenheit 451 : température à laquelle le papier s’enflamme et se consume » – Ray Bradbury
Me reviennent du lycée des souvenirs de lecture, et plus particulièrement de l’inoubliable Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Je le parcours à nouveau, laisse tomber les prophéties sombres d’une société totalitaire où la lecture est interdite, les pages où brûlent des livres prohibés, et je tombe sur le passage suivant :
« Nous sommes les joyeux drilles, les boute-en-train, toi, moi et les autres. Nous faisons front contre la marée de ceux qui veulent plonger le monde dans la désolation.[…] Tenons bons. Ne laissons pas le torrent de la mélancolie et de la triste philosophie noyer notre monde. Nous comptons sur toi. Je ne crois pas que tu te rendes compte de ton importance, de notre importance pour protéger l’optimisme de notre monde actuel. »
Ray Bradbury
Je me prends à rêver d’être de ceux.celles-là, de ceux.celles qui opposent à la fermeture la résistance poétique, aux mauvaises nouvelles des histoires joyeuses. Et mes rêves se mélangent aux bonnes nouvelles des journaux. Oui, j’aimerais être écrivaine pour rejoindre ma librairie préférée et allumer tous ses plafonniers, comme Sylvain Tesson lundi 1er novembre. Tous les jours à 15h, j’aimerais être cette libraire impatiente, dont le cœur se soulève d’un vague espoir, et dont les lucioles de la vitrine aux couleurs de Noël s’éclairent. Comme Marie-Rose Guarniéri, j’aurais avec panache lancé cette opération depuis ma librairie des Abbesses dans la ville lumière. J’aurais aimé être là au moment de choisir le titre de cet appel à la résistance : Rallumez les feux de nos librairies, bien sûr j’aurais été épaulée par Victor Hugo et son inoubliable :
« La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout. »
Victor Hugo
Le feu menaçant est devenue flamme d’amour des poètes, phare dans la nuit, feux des fêtes de la Saint-Jean, braises de la cheminée où se racontent les légendes, petite bougie sur tant de fenêtres, lampe torche pour lire en cachette, chandeliers des romans historiques, étincelle d’une métaphore osée, lueur d’une dernière phrase, promesse des premiers mots… Et nous, on s’enflamme ! Autant de bonnes raisons de devenir de joyeux.ses drilles en somme.

« Tous les arts contribuent au plus grand de tous les arts : l’art de vivre. » – Brecht
Comme je n’ai ni librairie, ni livre à mon nom, qu’est-ce que je peux bien faire avec mes quelques phrases lyriques et l’envie furieuse de tenir bon ? Je peux peut-être allumer la télé pour éteindre les infos et regarder des histoires drôles, dramatiques, fantastiques, classiques, expérimentales, d’ici ou d’ailleurs. Je peux bien sûr mettre à fond des musiques qui me feront danser et sourire toute la journée. Et puis, ouvrir des livres authentiquement joyeux comme La première gorgée de bière de Philippe Delerme qui consigne tous les petits plaisirs de la vie avec délice et humour. L’art de vivre, c’est peut-être tout simplement cela : mettre de l’art comme ça tous les jours dans nos vies, l’air de rien. Ce que je peux aussi faire, c’est commander mon livre préféré dans la librairie indépendante la plus proche et l’offrir. Je crois au livre offert. Je crois au principe de Trevor dans Un monde meilleur qui consiste à changer le monde en faisant chacun.e un geste fort et gratuit pour quelqu’un. Je crois au Noël avant Noël. Je crois que ce qui est utile à la vie de la nation – comme ils disent – c’est ce lien, cette solidarité qui d’un livre passé des mains de son.sa écrivain.e à celles de son.sa libraire, sera offert par un.e lecteur.ice attentif.ve à quelqu’un d’un peu seul.e ou d’un peu fatigué.e. Parce que chaque livre est une petite fête, une drôle de rencontre, une lumière pour le cœur et l’intelligence. Parce qu’il nous faut de la joie, des partages, du rêve, de la révolte, des mots, des échappées. Parce qu’on peut bien s’emballer un peu, se déconfiner à notre manière, sortir de chez soi et être ensemble au moins par correspondance. Offrons un livre à notre voisine âgée et bien seule par les temps qui courent, à notre neveu qui vient d’apprendre à lire, à nos ami.e.s, à ceux.celles qui télétravaillent et à ceux.celles qui sont au chômage, à des inconnu.e.s, à n’importe qui. Rallumons, nous aussi, les feux de nos librairies ! Et toi, qu’est-ce qui te rend joyeux.se ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Qu’est-ce qui te fait sentir un peu moins confiné.e ? Quand est-ce que tu te sens vivant.e, pour de vrai ?
Besoin d’idées pour cultiver ton art de vivre, pour choisir le bon livre à offrir, pour faire swinguer tes voisin.e.s ? L’Envolée Culturelle propose tous les mois des listes de musiques, films et livres à découvrir !
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Article rédigé par Elisabeth Coumel.