« La vie réelle se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d’irréalité. »
Gaston Bachelard
(Bannière : © Les nuits barbares ou les premiers matins du monde – Photo Michel Cavalca)
Découvertes et gratitude
Juste avant le couvre-feu, j’ai eu la joie de voir deux spectacles qui m’ont mis du baume au cœur et de l’énergie dans les veines. C’est à cause d’eux que je me lance dans ce manifeste un brin exalté. Elle : spectacle de clowne tragique et sauvage, interprété par Stéphanie Bailly. C’est l’histoire de Bleue-Bleue qui naît puis de la femme qu’elle devient – ou plutôt de la femme qu’on lui fait devenir. “On”, c’est cette voix publicitaire qui va guider son apprentissage pour devenir belle mais naturelle, séduisante sans être provocante, jamais hystérique mais souriante bien entendu. Crue et tendre, étonnante, cynique, naïve, cette clowne à l’énergie folle est réjouissante. En sortant, on se sent vivant pour de bon. Deux jours plus tard, nouveau coup de foudre : Les nuits barbares ou les premiers matins du monde, spectacle de danse d’Hervé Koubi, dans le cadre du Festival Karavel. Douze danseurs pour raconter avec leurs corps les origines de la Méditerranée. Mythes, fantasmes, peurs, rencontres, entraides : les corps se détachent, se rejoignent, s’accordent et se désaccordent. Les musiques sont issues des religions et des cultures du pourtour méditerranéen : elles se mêlent, se répondent, se confondent, comme les peuples qui vivent ensemble et sont le visage aux mille facettes de la Méditerranée. Entre hip-hop, capoeira et danse contemporaine, l’émotion est puissante de nous sentir face à face avec des vivants, de nous sentir profondément fait.e.s de la même chair, des mêmes racines, des mêmes désirs. La douceur et l’envol, les figures acrobatiques et les tableaux inspirés nous font venir un seul mot en bouche : sublime.

C’est parti…
Et maintenant que ces moments si précieux sont menacés, il est temps de déclarer le découvre-feu. Le découvre-feu, c’est de 6h du matin à 21h le soir : c’est tout le temps qu’il nous reste pour explorer, sortir, s’émerveiller, penser, créer, découvrir. Pour ne pas se dessécher lentement, pour ne pas céder à la fatigue mortifère, pour ne pas vivre dans la peur, la méfiance, la colère, l’indifférence. Parce qu’il reste des interstices où l’art peut se déployer, parce qu’il y a encore des lieux de rencontres et de culture. Parce qu’il nous faut rire, s’émouvoir, être ensemble, débattre, écouter, applaudir ou siffler. Ne laissons pas tomber la culture ! Ne désertons pas les cinémas, les théâtres, les salles de musique et de danse, les musées, les librairies… Évadons-nous du “métro-boulot-dodo” ! Lire dans le bus ou écouter de la musique, aller au théâtre ou au cinéma entre la fin du travail et le retour chez soi, ou les week-end, visiter les musées, dénicher les événements, les rencontres, les sorties. Car nous risquons gros, comme l’exprime si bien Wajdi Mouawad :
« Au bout du compte nous nous retrouvons à nouveau embourbés dans le cambouis de ce roulement qui, au fil des jours, vide de son sens la conjugaison du verbe vivre. »
Wajdi Mouawad
Ça vaut le coup !
À l’appel des lieux de culture qui s’organisent pour adapter leurs horaires, qui négocient des assouplissements, qui se plient en quatre pour nous, il nous faut répondre présent.e. Bien sûr, c’est vital pour qu’ils soient toujours debouts, les portes grandes ouvertes, à la sortie de cette crise. Mais c’est aussi vital pour nous. Ces ateliers de rencontres, où coups de gueule, coups de cœur et coups de foudre font bon ménage, nous sont aussi nécessaires que la nourriture et l’eau. Au fond, ce sont eux qui « nous aident, autant que faire se peut, à ne pas vivre et penser comme des porcs » pour reprendre la formule d’Enzo Cormann. Parce qu’on peut y inventer d’autres manières de vivre, qu’on peut y transformer le monde et nous-mêmes. Parce que les arts nous soignent de nos blessures, viennent donner un sens à notre ennui, créent des espaces de rencontres avec les autres. Parce qu’ils nous permettent d’oublier, de réfléchir, de rire, de décompresser, de rêver. Parce que le monde nous entraîne dans sa course folle et que parfois, nous avons juste besoin d’une pause, d’une porte de sortie. Parce que quand je suis au théâtre, peu importe si le monde s’écroule, la seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir si Roméo et Juliette vont s’en sortir cette fois-ci. Parce que la saison culturelle lyonnaise est pleine de belles promesses, et parce que nous voulons être au rendez-vous.

Et pour bien commencer…
Pour finir ce manifeste un peu lyrique, et pour bien commencer le découvre-feu, voici une piste de décollage inspirante. Carole Frechette écrit dans Si j’étais ministre de la culture… qu’elle organiserait des “Journées sans culture”, jusqu’à ce que le gouvernement lui donne le budget nécessaire. Voici la fin de sa tribune :
« Combien de temps dureraient ces Journées sans culture ? Je ne sais pas encore. Le temps qu’il faudrait pour bien sentir l’enfer suffocant que seraient nos existences dans cet univers de stricte efficacité. Univers sans images provocantes, intrigantes, bouleversantes, sans musiques tendres ou énergisantes, sans possibilité de réinterpréter le monde par l’imagination, de rire et pleurer sur nos vies à travers le destin de personnages inventés. Le temps qu’il faudrait pour sentir le manque, la sécheresse, la déprime profonde, les premiers signes de dysfonctionnement. Le temps qu’il faudrait pour que mes collègues eux-mêmes commencent à manquer d’air et réclament leur film de fin de soirée, leur lecture de chevet, leur chanson préférée, la beauté sur leurs murs, le tremblement de l’émoi artistique dans leur poitrine. Le temps qu’ils cessent de me considérer comme ministre du superflu et m’invitent à la table de l’essentiel : ministre de l’équilibre des âmes, du battement des cœurs, de la respiration – ministre de l’oxygène. »
Carole Frechette
Article rédigé par Elisabeth Coumel