10 ans presque jour pour jour après la brutale disparition d’Alexander McQueen, créateur de mode aussi passionné que torturé, le cinéma Comoedia re-projetait hier soir le documentaire McQueen, sorti le 13 mars 2019, réalisé par Ian Bonhôte et Peter Ettedgui. Projeté dans le cadre du Lyon Fashion Film Festival, un festival organisé par l’Université de la Mode de Lyon, qui met à l’honneur l’histoire et la création des « fashion films »*, le documentaire était suivi d’une discussion enrichissante avec Nicole Foucher, directrice académique de l’Ecole supérieure des Arts et Techniques de la Mode (ESMOD), et spécialiste des liens entre la mode et le cinéma. (© Affiche McQueen / Le Pacte)

Entre Lee et Alexander
Sous la casquette de l’artiste, du designer, il y a l’homme. Sous Alexander, nom que lui conseille d’adopter Isabella Blow, personnalité excentrique de la mode qui deviendra dès 1992 son mentor, il y a Lee. Né à Lewisham, quartier de l’East End londonien, d’une famille modeste, Lee McQueen est décrit par ses proches dans le documentaire comme un garçon et un jeune homme boute-en-train, généreux, passionné. Dès 16 ans, il travaille comme apprenti tailleur chez Anderson & Sheppard, le tailleur du Prince Charles notamment, dont l’atelier se trouve sur la Savile Row, rue londonienne célèbre pour ses tailleurs sur mesure haut de gamme. Très vite, malgré son envie d’apprendre et sa rigueur, il réalise qu’il est compliqué pour lui de travailler pour une marque si prestigieuse, si « propre ». Lee sent déjà au fond de lui la passion, la fougue, l’exaltation. Il intègre peu après la prestigieuse école de mode londonienne Central Saint Martins, directement au troisième cycle . C’est à la sortie de l’école qu’Isabella Blow, alors très influente dans le monde de la mode londonienne, le propulse. En 1995, il crée la collection Highland Rape (« Le viol de l’Écosse »), dans laquelle ses mannequins défilent telles des zombies, déguenillées de vêtements arrachés et lacérés, un sein à l’air, les cheveux couverts de noeuds. La presse s’enflamme, choquée : l’on croit à une volonté misogyne d’exploiter, de torturer, d’instrumentaliser le corps des femmes. McQueen, dès son premier défilé, choque, intrigue déjà : quel est donc ce petit nouveau si irrévérencieux dont les vêtements ne semblent pas l’unique point focal de son travail ? Pourtant, Lee a, avec cette collection, une histoire à raconter : celle des nombreux conflits entre l’Ecosse et l’Angleterre, celle des Highland Clearances (déplacements forcés de toute une population des Highland, région de l’Ecosse, forcée à migrer) qui furent le théâtre de nombreux pillages, crimes, viols. Ces événements ont eu un impact énorme sur le quotidien des Ecossais, dont bon nombre vécurent dans la misère économique et psychologique. Cette collection marque le début de l’ascension de Lee, désormais Alexander McQueen.
Portrait d’une étoile filante
Le film oscille de manière très rythmée entre images d’archives (et elles sont très nombreuses : aux multiples images du créateur à la tâche, s’ajoutent les archives familiales, mais aussi les vidéos qu’ils tournent entre amis, collaborateurs, les films de soirée, les archives des défilés, les films en coulisses, les photographies de mode…), témoignages au présent des proches et personnes ayant connu Alexander McQueen, et interludes stylisés qui découpent le film en cinq chapitres. Ces chapitres portent le titre de collections phares du designer, comme cinq actes de cette tragédie dont le destin funeste, connu de tous, résonne en filigrane tout au long du film. « Une tragédie grecque dont on connaît l’histoire, mais dont l’on vient voir comment elle est racontée », affirme d’ailleurs très justement après la projection Nicole Foucher, directrice académique de l’Ecole supérieure des Arts et Techniques de la Mode (ESMOD), et spécialiste des liens entre la mode et le cinéma. Le rythme, au début du film, semble s’accélérer, s’emballer, aller toujours plus vite : d’un atelier à un autre, d’un créateur à un autre, de l’école à la scène médiatique, de soirées dans les petits bars LGBT de Londres aux podiums de défilés… Si le début du film nous laisse un peu décontenancés, perdus, ballotés entre les étapes qui s’enchaînent trop vite, c’est finalement pour mieux rendre palpable l’ascension fulgurante de ce nouvel « enfant terrible » de la mode. Très vite, le rythme du film s’apaise pour mieux mettre en lumière la complexité et la dualité du personnage : tiraillé entre Lee et Alexander, entre son poste de directeur artistique de la Maison Givenchy à Paris, et sa propre marque à Londres, entre le prestige et la cruauté du monde de la haute-couture, entre l’humour et l’esthétique polissonne, visionnaire et provocatrice qu’il partage avec son amie Isabella Blow, et la réputation à tenir auprès des médias et des investisseurs ; tiraillé, enfin, entre ses pensées noires qui l’assaillent peu à peu et le font sombrer dans la dépression et la drogue, jusqu’à son suicide en février 2010.
Une expérience cinématographique
Le film n’est finalement pas un simple documentaire : par le travail très juste du rythme, du montage, par le cadrage au plus près des personnes qui témoignent au présent, par la sublime musique de Michael Nyman (qui a d’ailleurs travaillé avec McQueen sur ses défilés), par l’esthétique visuelle très stylisée, à la fois sombre et flamboyante, le film propose une véritable expérience cinématographique. Dans cette montée en puissance, ce climax et cette retombée brutale, il y a quelque chose qui dépasse l’intimité, l’homme : il y a quelque chose de la mise en scène de soi, de son intime, de son image. Ian Bonhôte et Peter Ettedgui signent avec ce documentaire un regard singulier et émouvant sur les multiples facettes du monde de la mode, entre paillettes et guenilles. Ils reviennent avec justesse sur la construction d’un véritable mythe autour de cette figure d’Alexander McQueen, qui, au-delà de son talent de designer de mode, était un véritable metteur en scène, un artiste. Le documentaire laisse d’ailleurs, pour notre plus grand plaisir, une place aux images de ses défilés, ou devrait-on dire spectacles, moments de quintessence de son art, dont les mises en scène sont toutes plus spectaculaires, plus avant-gardistes les unes que les autres. Finalement, ce qui fait la force de ce film documentaire, c’est que McQueen n’y est pas simplement vu comme Lee, couturier de l’East End, séropositif, victime d’abus sexuel dans son enfance, torturé, addict à la cocaïne, qui s’élève presque du jour au lendemain au rang de véritable mythe dans le monde de la mode, et ailleurs ; non, le film rend aussi et surtout un hommage puissant à Alexander McQueen, artiste, visionnaire.
* Fashion films : forme cinématographique courte hybride, caractérisée par son esthétique très travaillée, dont le sujet, le personnage principal est la mode, le vêtement.
Article rédigé par Manon Ruffel