Les Éditions Cote-a-cas lancent la Collection des Bluettes pour faire découvrir de jeunes auteurs et autrices. L’une d’entre elles est Sarah Belmas qui sort Lever l’ancre, un roman graphique qui aborde les thèmes de l’angoisse et du doute en nous mettant devant nos responsabilités. (Bannière : © Editions Cote-a-cas)
La représentation de la peur
L’héroïne de cette histoire n’a pas de nom : est-ce l’autrice ou une femme ordinaire ? À nous d’imaginer ce que l’on veut et en même temps, peu importe… L’important n’est pas là. L’absence de nom clair rend caduque la seule interprétation autobiographique et donne une dimension universelle à cette histoire. L’autrice met en scène une femme en proie aux doutes et à la peur et qui essaie de comprendre ce qui lui arrive. Mais pour bien comprendre, il faut revenir en arrière et essayer d’analyser d’où vient ce mal. On comprend assez rapidement que l’imagination et le manque de confiance en soi peuvent ne pas faire bon ménage d’autant qu’une fois qu’on a expérimenté ce sentiment, il est quasiment impossible de s’en défaire quoi que l’on fasse, sauf à lever l’ancre !

En totale opposition avec le phénomène actuel de l’ultra mise en scène d’un bonheur réel ou factice, cette œuvre nous montre que la vie est beaucoup plus compliquée que les réseaux sociaux veulent nous le faire croire et qu’il n’est pas nécessaire de simuler un bonheur pour mieux vivre, mais qu’il faut accepter la part d’ombre en soi. Sarah Belmas s’approprie totalement cette expression en représentant cette peur sous la forme d’une créature noire terrifiante qu’elle appelle « La bête noire » dont les traits sont assez proches de ceux de Munch quand il peint Le Cri. Cette créature alterne entre l’apparence d’une bête noire et un épais manteau noir qui enveloppe la page et l’héroïne. Tout l’album est en noir et blanc, donnant une grande place au noir qui représente la peur et le doute. Le contraste entre ces deux couleurs donne plus de corps au noir de cette forme et permet un véritable travail autour de la notion de possession et de perception. La perception de ses craintes se manifeste par un nuage sombre qui l’enveloppe, et sur laquelle l’autrice insiste pour mettre en scène la possession du corps et de l’âme.

Comment lutter ?
Il est difficile de lutter contre ses peurs car elles sont parties intégrantes de nous comme le soulignent de nombreux dessins où la forme noire fait corps avec l’héroïne en devenant le prolongement de ses cheveux, en se mélangeant à son corps devenant mi-blanc mi-noir, etc. L’illustratrice accorde une grande importance au traitement du corps, car c’est par lui que tout passe. C’est lui qui ressent les choses via les sens, c’est lui qui nous renvoie une image de nous-même, image que l’on n’aime pas vraiment, et surtout c’est lui qui, par faiblesse, se laisse envahir par la bête noire. Plus le récit avance, plus le corps devient central : c’est lui qui d’abord affaissé par les douleurs réussit à se redresser et à reprendre le cours de sa vie en main. Ce corps blanc devient le phare dans le brouillard qui rôde autour de sa vie. Cette vie, marquée par le deuil, la solitude et l’incompréhension est régie par ses angoisses qui l’empêchent d’avancer et de devenir une adulte accomplie. La police d’écriture choisie en est la preuve. En utilisant une police manuscrite en écriture Caroline, celle que l’on apprend à l’école, elle semble indiquer que son personnage n’a pas dépassé le stade de l’enfant apeuré, que l’a(e)ncre la retient vers un monde qu’elle croit rassurant. Le roman graphique est construit de manière admirable où chaque détail a un sens et où chaque lecture révèle de nouvelles perceptions… Un livre à mettre dans toutes les mains !

L’ouvrage s’ouvre sur un corps sombre recroquevillé, en position fœtale de protection sur fond noir pour se terminer sur un corps droit sur fond blanc… Là réside la force de Sarah Belmas qui réussit par son dessin et son travail sur la couleur à nous emmener sur le même chemin intérieur de l’héroïne. Les réflexions sur son état et sur le regard qu’elle porte sur elle-même ne sont pas une thérapie ni même une recette pour mieux vivre avec son malaise mais l’expérience sensible de la gestion des souffrances quotidiennes. À nous de mener par la suite une réflexion sur nos peurs et angoisses. Le message n’est pas comment s’en sortir, mais plutôt : on peut s’en sortir…
Article rédigé par Jérémy Engler