Prendre une culottée déculottée : Les Démons au TNP

Feuille-antipanique délivrée à l’entrée du TNP. Pour ne pas paniquer lorsque vous nagez dans un panachage et un méli-mélo agréablement surprenants mis en scène par Sylvain Creuzevault et inspirés librement du roman Les Démons de Dostoïevski. Du 15 janvier jusqu’au 25 janvier, hâtez-vous pour une leçon de trois heures quarante-cinq. Avides ? Curieux ? Envie de nouveauté ?  Explorateurs de la face obscure de l’être humain ? De ses fardeaux ? De ses fautes ? De ses rêves, aussi. Pas de panique. On ne vous flinguera pas. (image mise en avant : Les Démons, © Hélène Bozzi_ Léna Roche )

Les Démons, TNP, © Hélène Bozzi_Léna Roche

Les Démons © Hélène Bozzi _ Léna Roche

« J’ai tué le bon Dieu »

Deux parties pour une composition vivante des Démons. La première partie commence d’une manière musclée. Les fils reviennent au bercail. Nous apprenons, en ces merveilleuses retrouvailles, que des lettres anonymes menacent l’équilibre de ses familles, de ses sphères intimes rongées par une violence insidieuse et une menace surplombante, sphères à l’image d’un Etat sclérosé  et déséquilibré politiquement. Le péril gronde. La gifle lors de cette célébration déclenche le début des hostilités au sein de ces cocons déjà si fragiles plongés dans un régime politique visiblement fracturé. Dans une tempête, comme la red right hand, le bagnard Fédka apparaît comme une créature démoniaque, incarnation de ce doute spirituel, de cette foi en Dieu qui n’a de cesse d’être chassée, et d’un traqueur d’Etat. Malgré quelques longueurs, la première partie pose clairement les bases. La seconde, la plus réussie à notre sens, s’avère explosive et part dans des prouesses techniques : enfumage de la salle, coups de pistolets, lumière perdue dans la brume, chorégraphies, côté underground et punk révolutionnaire du groupuscule de Piotr… Par des embûches toujours plus nihilistes les unes que les autres, des intrigues toujours aussi ficelées, plusieurs morts sont enterrés et une naissance incongrue célébrée. Ironie, quand tu nous tiens. 

En effet, la révolution devient ce terreau favorable à la création, à la réflexion et à la destruction. On ne peut pas tout avoir… Socialistes, nihilistes, libéraux et nationalistes s’affrontent à coups de pistolet et de couteaux. Et, dans toutes ces petites morts, se dégagent cet instinct de survie fabuleux ainsi que cette crudité dépeints par Sylvain Creuzevault dans les traces de Dostoïevski. Alors, oui, les démons sont des hommes. Ce sont des possédés d’idéaux, des mordus de pensées, des adorateurs de cette décadence, de fieffés jouisseurs, des lurons agressifs, des condamnés à vivre en sursis sur un fil tendu… Mais, si nous sommes ces condamnés, nous attendons alors de vivre au lieu de vivre. Ces condamnés attendent un sauveur. Ils attendent le Christ, l’agneau sacrificé, leur Christ enfin digne de les représenter et de parler en leur nom. Mais, ce Christ ne sera pas aussi bon que Mychkine…

Les Démons, © Hans Holbein, Le Christ mort

Les Démons, © Hans Holbein, Le Christ mort

Bricolage, hasard objectif et autres trouvailles

Si l’on dit le mot magique « Dostoïevski », généralement, votre interlocuteur prend peur. Son visage devient pâle rien qu’à imaginer le nombre de pages à tourner pour atteindre enfin le dénouement, l’explicit tant attendu d’un roman-fleuve. Fleuve, parce qu’il y a de quoi se perdre. C’est le jeu que reproduit parfaitement Sylvain Creuzevault car l’inconfort de son spectateur ou de son auditeur révèle une pratique aguerrie ainsi qu’une insolence merveilleuse. Jouer de sa gêne, de ses craintes, du fait qu’il soit dérouté, c’est une stratégie rusée. Nous sentons la maîtrise de cette approche sous un air ludique et feutré. Un procédé parfait pour attirer l’attention. Et, surprise, ça fonctionne parfaitement. Ce côté patchwork apparaît à nos yeux comme l’une des réussites de la pièce. En effet, rupture du quatrième mur et sorte de théâtre mi-participatif sont de mises et bien accueillies par le public. On vous propose, à votre arrivée, une coupe de champagne. Vous vous sentez déjà tout sourire car comment refuser une si bonne gâterie qui permet d’acheter votre adhésion ? Vous vous sentez un peu benêt. Jouons le jeu. 

Excepté cette petite coupe qui vous attend, vous êtes déjà agressé par un tintamarre, entre le piano, la guitare électrique, l’installation des spectateurs, les personnages qui défilent, souvent incongrus, femme seins nus, homme en slip avec une pomme bien placée, odeur de marijuana, d’encens et de pop-corn, accumulation de paroles inaudibles par conséquent, de personnages, d’éléments scéniques ingénieux, de fumée profonde qui vous enveloppe dans votre fauteuil — La Révolution vient même à vous !, tous ces éléments qui s’ajoutent au fur et à mesure de la représentation incitent d’une part à saluer les prouesses techniques, l’aspect pittoresque et grandiose des moyens mis en place pour un véritable tableau stase et des enchaînements de scènes rythmés et martelés. Or, cette impression de surenchère devient la modalité pour vous prendre au piège. Un truc astucieux, donc. D’autre part, vous notez la présence, dans cette dynamique centripète et centrifuge, d’un petit Jésus, toujours là, caché, discret, son petit cierge allumé sur une poutre dans cet immense hangar anthracite. Il veille malgré l’insalubrité qui jonche le sol, mélange de sang, de sables, d’eau, malgré cet assassinat du sacré. Le sacré règne même dans l’ici profane. Ce dépareillement loufoque fait son charme : les lieux et les accessoires variés — poulet, fusils, cloches, punching-ball, croix bleutée dégoulinant d’eau — sont exploités parfaitement dans leur fonction symbolique, référentielle et scénique. Tout ce bric-à-brac dispose une esthétique originale et inattendue. Ce travail de mise en scène et ce jeu d’acteurs fabuleux, dont notamment le jeu de Valérie Dréville qui nous a réellement marquée, a offert une recréation originale de Dostoïevski. Et même, une recréation transgressive. Il pourrait se retourner dans sa tombe. Mais, cela prouve que la précision et la finesse sont abouties dans l’appropriation du panachage du romancier russe. Ce travail avec mini-gags (cercueil trop lourd, croix qui ne passe pas, difficulté à se pendre…), humour trivial, ironique, grinçant et culotté (sang, accouchement, coups de feu comme à la chasse, Brecht et Nietzsche sont passés par ici, chorégraphies punk par-là) atteste d’une tentative de rendre accessible Dostoïevski et de le (re)lire. Ainsi, ingénieux que de décider de retravailler autrement Dostoïevski en intégrant une dimension relâchée en abordant des problématiques contemporaines comme la précarité étudiante, le socialisme, la violence, la carte qui flambe, la Crimée, la signification de la devise « Liberté, égalité, fraternité », mais aussi l’enjeu matérialiste de ce grand nom de la littérature russe. Et, nous ne pouvons qu’acquiescer. Ce doute propre à Dostoïevski que nous appelons effroi matérialiste habite la salle. Palpable. 

Les Démons © Hélène Bozzi _ Léna Roche

Les Démons © Hélène Bozzi _ Léna Roche

Dérèglement social, à-bas le providentialisme ou « Quand l’homme devient une espèce de petite merde »

L’absence et la recherche de Dieu, problématiques chères à Dostoïevski, ont été abordées parfaitement. En effet, la célèbre peinture que Dostoïevski a pu voir Le Christ mort de Holbein apparaît lors de l’avant-dernière scène. A nos yeux, l’apparition de cette peinture est significative car elle permet d’attester de la connaissance anecdotique de la crise existentielle et religieuse de Dostoïevski, mais aussi, de la transmettre, en guise de connivence, à son spectateur. Voir le corps grisâtre de ce Christ plus humain que divin, Christ aux yeux cernés, aux mains déjà en putréfaction, peut faire douter et perdre la foi à n’importe quel croyant. Sur scène, cette copie de la peinture est le symbole qui unit le sacré au profane, cette angoisse d’une humanité qui se dément toujours, qui ne croit ni en Dieu, ni en elle-même. Ces absences ou ces questionnements tissent Les Démons. Si Kirillova se fait philosophe en proposant une humanité responsable, libre, en proie à la démesure, cette quête est soldée sur un athéisme faussé, fondé sur une croyance en un Dieu érigé en l’Homme. Et, mourir de conviction, mourir pour montrer l’exemple comme le fait Kirillova a ce quelque chose de l’ordre de l’héroïsme d’une raison qui, dialectiquement, se reconnaît comme fautive. Dostoïevski n’y croyait plus. Sujet sombre, réponse sombre. Pas de panique…

À retrouver du 14 au 25 janvier 2020 au Théâtre National Populaire.
Vous pouvez trouver plus d’informations sur le TNP ainsi que sur Les Démons en cliquant ici !

Article rédigé par Pauline Khalifa (Lika).

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